Mille mains n”5
Episode : 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7 - 8 - 9 - 10 - 11 -12 - 13 - 14 - 15 -
- Entrez! Entrez donc, ma chre Marguerite. Je vous attendais
- C'est que je suis trempe, je vais tout vous mouiller.
- Pensez-vous! C'est du carrelage. Ca ne craint rien. Entrez donc, venez vous mettre l'abri.
- Quel temps, vraiment! Un vrai dluge. Si je ne vous avais pas promis de passer pour le th, jamais je ne serais sortie de chez moi aujourdÕhui. Il nÕy a dÕailleurs personne dehors, videmment.
- Venez donc par ici. Posez votre manteau. Voil, mettons le l, il va scher.
Les deux femmes passent dans le salon. Un feu brle dans la chemine de la vieille maison, ajoutant lÕatmosphre de confort douillet. On entend bien la pluie qui bat sur les carreaux, mais ici, on se sent vraiment hors de son atteinte, lÕabri, bien au chaud. Ici, tout est doux. Il ne peut rien arriver de dsagrable.
Marguerite sÕassoit, dans un des deux fauteuils qui entourent la chemine. Elle est encore un peu surprise dÕtre l. CÕest que Clmence invite si peu de monde! Tous ceux qui, un jour, ont eu cet honneur ont fait le rcit dÕun accueil trs soign. Petits fours et ths des meilleures qualits, potins choisis, discussions passionnantesÉ
Pour toute autre invitation, Marguerite se serait dcommande en cet aprs-midi de tempte, mais celle-ci, impossible. Elle nÕavait mme pas compris ce qui lui avait valu, cette semaine, dÕentrer parmi les lus. A peine si jusque l, Clmence la saluait dans la rue dÕune inclination de la tte, et voil que tout soudain, comme elle achetait des lgumes lÕautre jour, au march, elle lÕarrte et lÕinvite sans plus de manires venir prendre le th. Marguerite en avait t si surprise quÕelle en tait reste un moment gober lÕair grand renfort de mouvements des lvres, sans pouvoir rpondre. CÕest finalement avec les pires difficults quÕelle avait russi faire comprendre quÕelle acceptait et avec plaisir. Et elle tait l.
Clmence observe son invite en dposant devant elle un plateau lgant, abondamment pourvu en ptisserie fines et en tasses de porcelaine. Elle la devine gourmande, goinfre peut-tre mme et sensible au snobisme aussi, srement. Elle va la gter.
Ainsi, cÕest cela son ennemie ? Pas grand-chose vraiment. Comment cette bonne femme avait-elle pu oser se mesurer elle, la menacer ? Elle lui sourit, le plus gentiment du monde.
- Cela va mieux ? Pas trop mouille? Vous nÕavez pas froid au moins ?
- Non, non, cela va trs bien. Je vous remercie. Vous avez vraiment un trs joli salon, trs confortable.
- Je suis contente quÕil vous plaise. JÕai fait appel Morier, le dcorateur de Paris, vous savez ?
- Oui, oui, il vous a fait du trs joli travail.
- Vous nÕtiez pas encore venue ? interroge Clmence qui le sait mieux que quiconque, Tenez, prenez donc de ces gteaux.
Rapidement, Marguerite se sent parfaitement lÕaise. Elle pioche sans faire plus de manires dans les petits fours et vide sa tasse. Elle est aux anges. Longtemps quÕelle nÕavait t si bien traite. Un profond sentiment de bien tre lÕenvahit, auquel ne tarde pas se mler une sorte de somnolence. Clmence lui parle maintenant du culot quÕont certaines personnes qui nÕhsitent pas prendre un risque inconsidr en tentant de faire chanter dÕautres personnes qui sont dÕune toute autre carrure. Ca cÕest sr. Hihihi. De quoi parle-t-elle donc ? Faire chanter ? On ne voit a que dans les romans. De quoi lui parle-t-elle donc ? Marguerite a du mal couter. CÕest comme si elle sÕendormait. CÕest trs doux. Un assoupissement quiet. DÕailleurs a y est, elle sÕendort.
Clmence, le regard froid, contemple le corps tal sans grce sur sa carpette. Comment cette sotte de Marguerite avait-elle pu oser ? Il tait impossible dj de comprendre comment elle avait devin son secret, mais la faire chanter ! L, vraiment, cÕtait insupportable. Heureusement quÕelle avait reconnu sa voix, lÕautre jour, au march. Restait que le corps tait l et quÕ bien y regarder, il devait facilement atteindre ses 100KgÉ
Le tlphone sonna. Clmence dcrocha.
- Je sais ce que vous avez fait, lui assura, comme les autres fois, une voix chuintante
- Qui est lÕappareil ? Que voulez-vous ?
Mais on a dj raccroch. Clmence a reconnu la mme voix chuintante que celle Marguerite, tranante, provinciale : sÕy mprendre. Combien de personnes ont ce mme accent, dans le pays ?
De rage, elle serre le poing, puis se reprend. Comment a t-elle pu commettre une telle erreur ? Non dcidment, cette grosse Marguerite tait bien incapable de chantage, elle nÕaurait pas pu en avoir lÕide ! Clmence la considre un instant avec compassion : toute une vie radoter, commrer entre voisines, plucher les lgumes, et se goinfrer de sucreries. A faire de la broderie ou du tricot ? Dcidment, elle nÕarrive pas avoir de remords : a nÕest pas plus mal pour elle.
Cent kilos de viande sur le carrelage, cÕest une affaire ! Comment peut-elle sÕen dbarrasser ? Un moment, Clmence pense mme la dcouper pour la transporter ; il y a bien le couteau dsosser dans le tiroir de la cuisine É Mais le carrelage nÕa beau pas tcher, elle renonce. Non, elle nÕa quÕ la pousser jusquÕ la porte qui mne la cave, et puis la faire glisser dans lÕescalier.
Bon dieu, que cÕest dur, quÕelle est lourde ! Encore plus lourde morte que vivante ! Clmence y met toute son nergie, la sueur lui coule du front, ce qui, pour une femme de son standing, ne se fait pas. Elle sort un mouchoir blanc dentelles et sÕponge. Le corps fait un vacarme de tous les diables en dgringolant en bas de lÕescalier. La maison est isole, personne nÕaura rien entendu.
Le cadavre de Marguerite repose maintenant sur la terre battue. Je lÕenterrerai plus tard se dit Clmence. Essouffle, elle se repose un instant sur un outil de jardinage. Dcidment, le poison est quand mme plus efficace que la serfouette ! Son regard se pose maintenant sur le trou quÕelle a creus, jadis. CÕtait aussi un jour de tempte. Il nÕy aura pas de place pour un troisime cadavre.
Mais qui peut bien tre au courant ? Qui donc a lÕaudace de É Non, ce nÕest pas possible de continuer comme a, de rester lÕafft, sur le march, de lÕinflexion dÕune voix qui lui rappellerait celle du matre chanteur. Et cder ? Ca, jamais ! CÕest hors de question, a nÕest pas dans ses principes ! DÕailleurs, on ne lui a rien demand jusquÕ prsent. CÕest un point qui lÕintrigue quand mme beaucoup. Ni argent, ni bijoux. Ou alors É Sait-il ce matre-chanteur ce quÕelle cache au grenier ? Non, cÕest impossible, personne nÕa jamais t au courant É
Un bruit tire Clmence de ses penses. QuelquÕun a sonn la porte dÕentre. Elle remonte lÕescalier quatre quatre. Elle nÕa pas tout fait repris son souffle. Elle regarde autour dÕelle : la table basse avec les deux tasses et les deux soucoupes. Le manteau encore humide de Marguerite.
On sonne une seconde fois.
Clmence dbarrasse rapidement la petite table, entasse les petits fours, dpose les soucoupes sur le plateau.
Les tasses sÕentrechoquent dans un raffut incroyable, comme pour protester contre ce maltraitement inhabituel.
Elle sÕactive, pose le tout sur la table de la cuisine, referme la porte, puis dissimule le manteau dans le placard, arrosant les chaussures parfaitement alignes par terre. Clmence grimace. Elle mÕaura agace jusquÕau bout celle-lÉ
Elle arrange ses cheveux une seconde. Affiche un grand sourire. Puis ouvre la porte dÕun air dcid mais aimable.
- É ?
Clmence regarde gauche, droite, il nÕy a personne.
Encore un minable reprsentant, pas fichu de patienter trente seconde ces gens-l.
EnfinÉ je ne vais pas mÕen plaindre, quÕil reste sous la flotte.
A peine a tÕelle referm la porte que la sonnette retentit une nouvelle fois. Disparu le sourire faussement aimable. Elle ouvre, prte mordre celui ou celle qui se trouvera devant cette maudite porte.
- MaÉ
Elle reprend son souffle, au prix de gros efforts.
- Marguerite !!!
Elle ferme les yeux le temps dÕun clair, secoue la tte, regarde nouveau. Personne.
Elle se dit que cette histoire de chantage lÕaffecte plus que ce quÕelle veut bien admettre. Elle rit nerveusement, puis son regard se pose sur le paillasson, furtivement. Elle cligne. Jette nouveau un Ļil. Une enveloppe.
Et cette fois elle ne rve pas.
Elle lÕattrape rapidement, ferme la porte, puis sÕassoit dans le fauteuil. QuÕest-ce que a peut bien tre ? De la rclame ? Il nÕy a rien dÕindiquer, pas dÕadresse, de nom.
Elle est assez grande, assez lourde.
Si cÕest encore une dclaration de lÕimbcile de Robert, je lÕinvite lui aussi prendre le th cette semaine.
Elle dchire avec peu de classe le haut de lÕenveloppe, et sort une petite bote noire. CÕest comme les poupes russes ce truc l ! JÕespre que a vaut le coup, dit-elle en marmonnant.
La boite noire sÕouvre facilement.
Clmence, sous le choc, la laisse sÕchapper, parpillant ainsi sur le carrelage toutes les photos quÕelle contenait. Pleurant de rage, elle les regroupe, et les regarde attentivement.
Quelques photos de ses victimes, sans grande importance, et puis cette photo. Personne ne peut lÕavoir. Personne nÕa pu lÕavoir.
Elle sÕessuie les yeux.
LÕimage est un peu vieilli, un peu terne.
Deux petites filles jouent sur la photo. Environ 8 ans, trs complices. Elles se ressemblent assez pour tre de la mme famille.
Elle pose le paquet de photo sur la table, toute retourne. Elle ne parvient pas se calmer, il ne faut pourtant pas perdre ses moyens.
Il ne vaut mieux pas attendre pour enterrer le corps, le plus tt sera le mieux.
Elle sÕengouffre dans lÕescalier.
LÕodeur de patates humides, une douleur la jambe droite et un curieux tat nauseux la plongrent dans un tat de stupeur. Marguerite cligna pniblement des yeux Š cette lumire, vive, lui vrillait le crne Š et vit des jambes, des jambes de femme qui apparaissaient progressivement dans lÕescalier en partie masqu par des tagres mi-hauteur. Que diable É ?
Mais elle vit ces jambes sÕimmobiliser, lentement. Comme regret pivoter. Puis amorcer un mouvement de remonte. Doucement. Silencieusement. La dernire jambe dispart et la lumire sÕteignit. Marguerite gmit plaintivement.
Clmence dboucha de lÕescalier de la cave aprs avoir teint la lumire tous sens aux aguts. On parlait. On parlait devant chez elle ! Mais ils sÕtaient donns le mot !
Une voix dÕhomme. Intelligible mais bizarremment haut perche.
Clmence connaissait cette voix. Robert ! Non, pas lui ! Pas lui et pas maintenant ! Dja quÕen temps normal elle ne supportait pas ses assiduits maladroites de vieux garon de cinquante ans É L trop, cÕtait trop !
Mais lÕautre voix. Quelle tait lÕautre voix. Elle semblait sÕestomper, sÕloigner.
Ē Au revoir Madame. Oui, je lui dirai, nÕayez crainte Č. Ca cÕtait Robert. Qui donnait lÕau-revoir une femme ?
Clmence entendit les pas mal assurs de Robert se rapprocher. Le rythme ralentir Šil montait les quatre marches du perron É Plus rien. LÕexaspration de Clmence menaait dÕexploser. Mais quÕest-ce quÕil fichait ?
Ca grattait, l derrire la porte, grattait comme É Puis un bruit de dchirure. Une feuille de papier quÕon arrache dÕun carnet. Cet idiot allait repartir. En mme temps quÕelle retenait un soupir de soulagement, elle comprit que si elle voulait connatre lÕidentit de celle qui tranait devant chez elle É
Elle se passa fbrilement les deux mains dans les cheveux, respira un grand coup et brutalement ouvrit la porte dÕentre.
De surprise, Robert se tordit la cheville, gauche. (Essayez voir de descendre des marches et ex abrupto vous retourner brutalement alors que le pied nÕest pas encore pos sur la marche !).
Il tait encore plus ridicule que de coutume, dgoulinant dÕeau, grimaant de douleur et dans le mme lan tchant de sourire la dame de ses rves.
Ē Clmence ? Č
Ē Robert ! Mais que faites-vous l ? Et É vous avez mal ? Č
Ē Ce nÕest rien, Clmence Š et son masque de douleur disait tout le contraire Š JÕtais venu vous inviter et puis cette dame mÕa dit que vous nÕtiez pas l, alors É Č
Ē Cette dame ? le coupa Clmence, quelle dame ? Č
Ē Une dnomme Eliane. Votre ge environ. Mais elle fait bien ses cinquante, se crt-il oblig dÕajouter pour se rattraper. Elle a sonn mais elle dit que personne nÕa ouvert, alors elle vous fait dire É Č
Clmence avait pli. Tout lÕheure la photo. Et l, Eliane É Non, pas lÕEliane de la photo !
Comme si a ne suffisait pas, des cris touffs arrivaient, de lÕintrieur :
Ē Au secours ! Au secours !Č
Ē Vous nÕtes pas seule peut tre ? Vous allez bien Clmence, vous tes toute ple. Clmence ? Č
Clmence ne vit pas Robert remonter grotesquement les marches de lÕescalier en claudiquant la main tendue. Devenue chiffe molle, elle sÕtait affaisse, inanime.
- Elle mÕa pouss dans lÕescalier, je vous dis !
- Voyons Marguerite, calmez vous ! Je connais bien Clmence É
- CÕest une folle !
- É elle est incapable de faire du mal une mouche É
- une cingle !
- É cÕest la douceur incarne É
- une malade enfermer !
Clmence ne savait que faire ! Avachie dans un des fauteuils du salon, elle nÕosait bouger de peur quÕils ne sÕaperoivent de son rveil. Elle attendait, les yeux clos, le cerveau en bullition la recherche dÕune porte de sortie. Elle sÕen voulait de ne pas avoir augment la dose ! Ce quintal graisseux avait support le poison comme un vulgaire petit somnifre. Et ce corniaud de Robert qui lÕventait avec la photo dÕelle et Eliane prise quarante ans plus tt !
Quand Robert, cinquante kilos pour un mtre soixante, et Marguerite, format gorille , commencrent se disputer le tlphone pour appeler, selon le vainqueur, le samu ou la police, Clmence se dcida ragir.
- Aaaaaaaaaarghh, lana tÕelle.
- Clmence, ma douce, vous allez bien ?
Marguerite profita de lÕinstant pour se prcipiter en direction du fauteuil et de Clmence. Sous lÕimpact du plaquage, celui-ci se renversa, emportant au passage table basse et photos. Marguerite soufflait et suait fort en essayant, furieuse, dÕtouffer son hte. Robert ne savait que faire et gesticulait en tous sens en criant.
Il tira de toutes ses forces sur lÕpaule de Marguerite qui ne bougeait pas dÕun pouce. Il la poussa, la frappa sans aucun effet. Et Clmence qui rougissait vue dÕĻil. Il saisit alors une petite bche dans lÕtre et enflamma la chevelure de Marguerite ! CelleŠci se leva pniblement, et prise de panique, se mit sÕagiter en tous sens la recherche dÕeau. Elle pris alors vite la direction du perron et sÕlana dÕune vive chevauche lphantesque vers la pluie battante.
La porte dÕentre fracasse, elle glissa ds la premire marche et sÕaffala de toute sa grce dans le parterre de nains de jardins, explosant Simplet dÕun joli coup de boule.
- Vous lÕavez tu, Robert ! lana Clmence, soulage.
- Je vous en achterai un autre !
- Je vous parle de Marguerite, abruti !!
- Mais l, non, cÕtait pour vous protger É je ne voulais pas Éenfin É
- Il faut vite la transporter lÕintrieur !
- Appelons dÕabord une ambulance, non ?
- Elle est morte, je vous dis ! et de toute faon, a vaut mieux pour vous, vous risqueriez la prison !
Clmence sÕen sortait bien ! Elle allait pouvoir embobiner le serviable Robert avant de sÕen dbarrasser. Elle sÕoccuperait du cas dÕEliane plus tard !
Pourtant un petit dtail attira lÕattention de Clmence. Un petit dtail incongru du ct du nain de jardin ou plutt de ce quÕil en restait. Un petit dtail qui pourrait se rvler de la plus haute importance. Clmence nÕavait jamais mis de nain de jardin sur sa pelouse, ni Simplet, maintenant en mille morceaux, ni aucun des autres qui trnaient l devant elle et semblaient la narguer du haut de leur cinquante centimtres.
La voix de Robert la tira de ses questions :
- Je crois quÕelle respire !
- Comment ? Qui respire ?
- Mais enfin Marguerite, elle respire, elle nÕest pas morte.
- Pas morte ? Zut alors ! elle a la peau dure !
- Clmence !
- Je veux dire que cÕest une sacre chance que vous avez, enfin quÕelle a. Aprs une telle chute.
- Regardez, elle ouvre les yeux. Vous allez bien Marguerite ?
Marguerite posa son regard sur Robert et Clmence et sans dire un mot se mit sur ses pieds comme si de rien n'tait. Elle ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit.
- Vous allez bien ? demanda nouveau Robert voyant la situation prendre un tour inattendu. Il vaudrait mieux que nous retournions nous asseoir.
Ce faisant-ils regagnrent tous les trois le salon de Clmence. Clmence dont les yeux ne quittaient pas les nains de jardin et dont le cerveau avait du mal prendre en compte la prsence chez elle de ces objets ridicules et laids. Robert une nouvelle fois rappela Clmence la ralit.
- Clmence !Que faites-vous la fentre ? Il faudrait que nous parlions de ce qui vient de se passer. Clmence ? É.Clmence ? Mais nom de dieu Clmence vous drayez ou quoi ? Je vous parle.
Clmence dtourna son regard de la fentre pour le porter sur Robert et dans ses yeux passrent toutes les ides de meurtre et de massacre que la terre ait connu. Robert avala sa salive avec difficult et sembla sÕenfoncer dans le fauteuil avec lÕespoir de disparatre au milieu des coussins, ce quÕil ne parvint pas faire bien entendu.
- Oui vous avez raison Robert. Comment va Marguerite ? demanda t-elle en reprenant un ton tout sucre tout miel.
- Je vais bien ma chre Clmence, je ne sais pas ce qui mÕa prisÉ Je ne sais pas ce qui mÕa prisÉ Je ne sais pas ce qui mÕa pris.
- Vous tes certaine que tout va bien Marguerite ? vous semblezÉtrange. Peut-tre le choc a- t-il tait plus dur que nous le pensions, balbutia Robert prs de cder la panique.
- Ma pauvre ! Il faudrait peut-tre voir un mdecin, sÕinquita Clmence sÕengluant de plus en plus dans ses paroles mielleuses. Vous semblez en effetÉenfin, pas dans votre tat normal.
- Je vais trs bienÉParfaitement bienÉExcellemment bienÉSuperbement bienÉOui je vais bienÉJe vais trs bienÉ
En mme temps quÕelle disait cela Clmence remarqua quÕmanait de son amie comme une aura lectrique, de petites tincelles. Comme si Marguerite tait en plein court-circuit.
Une ide, saugrenue dans lÕinstant, lui vint lÕesprit et puis aussitt elle revit la porte dÕentre littralement projete dans le jardin la suite du choc. Certainement que se relever aprs un choc pareil sans aucune gratignure, tenait du pur miracle. Ou bienÉMais ses penses furent interrompues par Robert.
- Au fait, Clmence, avec tout cela jÕallais oublier de vous donner ceci de la part de votre amie Eliane. Il lui tendait un petit botier muni dÕune multitude de touches de couleurs diffrentesÉ
ŹŹŹElle nÕy comprenait plus rien.
ŹŹŹElle sÕempara de la bote dans un geste rageur. Quelle utilit, quel sens cela pouvait-il bien avoir ? Mme le sentiment de familiarit que lui inspirait lÕobjet ne suffisait pas la sortir de son effarement.
ŹŹŹ- Vous nÕauriez pas un th, sÕil vous plat ? demanda Marguerite. JÕai si soif. Vous nÕauriez pas un th ?
ŹŹŹAlors l ! Robert fit mine de sÕen occuper mais Clmence sÕempressa de lÕen empcher.
ŹŹŹ- Dsole, Marguerite, je nÕen ai plus.
ŹŹŹ- Quel dommage ! Vous nÕavez pas de th ? JÕaurais tellement aim un thÉ
ŹŹŹClmence commena se demander si cette vielle bigote nÕtait pas en train de se jouer dÕelle.
ŹŹŹIl fallait rflchir. Ne supportant plus la vue de la transpirante et soufflante Marguerite, elle laissa son regard vagabonder lÕextrieur, revenant nerveusement sur les boutons multicolores du botier sans en trouver lÕutilit. De nouveau lÕextrieur. Sur la bote. A lÕextrieur. Sur la bote. A lÕextrieur. Sur laÉ
ŹŹŹIls avaient boug. Indniablement. Ils avaient boug. Elle sÕapprocha de la fentre, et remarqua que les membres pars de Simplet avaient t rassembls, le reconstituant plus ou moins. Les autres nains formaient un cercle autour de lui etÉ
ŹŹŹUn clair transpera le ciel et tomba en plein dans sa pelouse, aveuglant Clmence qui poussa un juron et se retourna vers les deux autres. Aprs quelques instants, elle sentit le bras de Robert sous le sien et vit que Marguerite tincelait et ptillait tant et plus. Elle aussi avait d avoir le coup de foudre en sÕtalant lÕextrieur car elle dvorait Robert des yeux et semblait trs agite. Peut-tre les effets secondaires du poison. Il devait lÕavoir endurcie et drgle en mme temps. Cette Marguerite tait vraiment bizarre.
ŹŹŹOn frappa la porte.
ŹŹŹPeut-tre tait-ce Eliane ? Clmence manqua un battement de cĻur. Si cÕtait elle alorsÉ tout pouvait compltement pricliter. Tout ce quÕelle avait maintenu jusque l, le secret, la solitude, lÕidentit qui avait t la sienne depuis vingt-sept ans.
ŹŹŹClmence se tourna vers lÕentre, ne cessant dÕagiter nerveusement les doigts sur les touches du botier. Inutile dÕouvrir la porte, compltement fracasse, pour sÕapercevoir quÕil nÕy avait personne derrire. Non, seulementÉ Si elle ne rvait pas, un des nains se tenait l, sur le palier, lÕair rjoui. Clmence pensa quÕil devait sÕagir de Joyeux, une seconde seulement avant de se sentir faible et de laisser tomber le mystrieux botier qui sÕouvrit en deux. A lÕintrieur, il y avaitÉ
ŹŹŹClmence laissa chapper un faible cri, entre gmissement et supplique avant de s'affaisser pitoyablement, mme le sol, la tte dans les mains. Robert compltement dpass par les vnements s'appliquait lui caresser maladroitement le dos en se demandant s'il ne tenait pas l sa seule chance de pouvoir enfin la serrer dans ses bras - et plus si affinit. Clmence parlait toute seule :
Š Non, je ne veux plus les voire, personne ne me forcera les regarder, c'et moi qui ai le contrle, moi. Les autres ne sont rienÉ Ces nainsÉ C'est cause d'elle tout a ! Elle me nargue mais je suis la plus forte !
ŹŹŹRobert commenait s'inquiter franchementÉ Sa muse, la femme de sa vie, l'incarnation de son idal fminin tait en train de perdre les pdales. C'tait une situation qui dpassait de beaucoup les capacits de raisonnement du pauvre homme qui ne savait plus que faire de ses mains. De baladeuses, elles taient devenues timides face cette marmonnante personne, qui ressemblait de moins en moins sa Clmence adore. C'est en faisant rouler distraitement une boule de gomme que Robert eut une ide lumineuse pour la distraire de ses sombres penses.
Š Saviez-vous que je dtiens un record du monde ! Parfaitement ! Depuis l'ge de 12 ans, je dtiens le record du monde de la plus grosse bulle de chewing-gum ! Ces splendides boules de gomme vont me permettre de vous faire une dmonstration clatante !
Š Qu'est-ce que vous faites ? s'alarma Clmence en fixant Robert d'un Ļil hagard.
Š Regardez, vous allez constatez par vous-mme ! rpliqua-t-il joyeusement en portant une des friandises sa bouche aprs l'avoir frotte sommairement sur le revers de sa veste.
Š Arrtez !! hurla Clmence en lui faisant lcher prise d'une grande claque sur la main.
ŹŹŹLa boule de gomme s'en alla rouler droit dans la flaque d'eau laisse prcdemment par le manteau de Marguerite. Robert regarda avec consternation le sucre qui enrobait l'apptissante friandise fondre en colorant progressivement la nappe de liquide d'une jolie teinte vert bouteille.
ŠNe touchez pas a ! hurlait Clmence, visiblement furieuse.
Š A la boule de gomme ? s'tonna Robert ; ce n'est pas la peine de se mettre dans un tat pareil pour un bte chewing-gum fondu !
ŹŹŹIl sortit le bonbon de sa mare verte avec l'intention de le jeter la poubelle. Dans le creux de sa main, la boule ne collait pas. Elle arborait une trange teinte blanchtre strie de rouge. Il la fit rouler doucement du bout du doigt. La sphre prsentait une trange tache ronde et noire elle-mme entoure d'une auroles marronÉ
Š C'est drle, on dirait que le chewing-gum me regarde !
ŹŹŹClmence poussa un gmissement constern et se cacha nouveau la tte dans les mains. Robert, quant lui, observait plus attentivement les restes de la boule de gomme, sentant une sueur tide - pourquoi devrait-elle tre froide ? - couler doucement le long de son dos.
ŹŹŹSoudain, quelque chose s'accrocha la jambe de son pantalon. Il baissa les yeux pour dcouvrir, tirant sur le tissu d'une main fermeÉ un nain de jardin souriant ! Robert plit.
ŹŹŹLe petit tre lui tendait une boule qui ressemblait trangement au chewing-gum fondu. Sur son visage, une orbite vide.
Ń Venez l, Robert, venez vous asseoir, lÕinvita-telle dÕune voix douce.
Et, ce disant, elle lÕentrana jusquÕau canap.
Ń Je vais nous servir un petit remontant, ajouta-telle, nous avons parler, nÕest-ce pas ?
ŹŹŹIl se laissa faire comme un enfant. Toute volont propre lÕavait abandonn. Il la regarda remplir deux verres dÕune liqueur de teinte verte, de la Chartreuse, sans doute, quÕil sirota avec plaisir. Clmence avait pris place ses cts trs prs de lui, contre lui, ses cuisses chaudes touchant les siennes. Il se sentait trangement bien. Elle parlait, parlait, que disait-elle ? Il aurait t bien incapable de le dire. Les mots ne trouvaient plus en lui aucun cho, il ne recevait plus de cette voix suave que la musique.
ŹŹŹEt ainsi berc, batement, il sÕendormit.
ŹŹŹIl fit un rve trange, il se trouvait devant un miroir qui ne refltait pas son visage mais celui de la reine dans Blanche-neige et la reine lui parlait avec la voix envotante de cette actrice quÕil aimait tellementÉ il
Ń Jeanne ! Jeanne Moreau !
ŹŹŹRobert mergea de sa rverie, maisÉ que sÕtait-il pass ? Il ne se trouvait plus assis sur le canap, mais il tait couch dans la clart ondoyante dÕun feu de bois, sous une couverture trs douce, non, plutt une fourrure, une fourrure dont il sentait la caresseÉmais alors ? Il se tta le corps pour sÕen assurer : il tait nu. Il se redressa quelque peuÉ ses cots dormait Clmence, elle avait le visage dÕun ange. Etait-elle nue elle aussi ? Fureter sous la fourrure, il nÕosait pas.
Ń Je ne dors pas vous savez ! le surprit-elle.
Ń É
Ń Vous rviez mon ami ? vous avez cri Jeanne ! Jeanne !Jeanne Moreau !
ŹŹŹEtait-ce un rve ou un cauchemar, Robert nÕaurait pu trancher, il tait perdu, fallait-il ragir, se lever ou laisser tomberÉ et se rendormir, aprs tout rve ou cauchemar quelle importance, la situation nÕtait pas si pnible ? En fin de compte, il dcida de se rsoudre la deuxime option, mais il avait envie de pisser et :
Ń O sont les toilettes ? demanda-t-il ?
Ń L mon amour, fit-elle, en sortant gracieusement un bras de sous la fourrure, lui dsignant une porte gauche de la chemine.
ŹŹŹComme il tait un peu gn de se lever dans le plus simple appareil, il sÕempara dÕun coussin pour sÕen couvrir le sexe et il sÕen fut ainsi, penaud, dans la direction indique. Sur une table basse, animes par la mouvance des flammes il y avait une srie de sept figurines colores, les sept nains de Blanche Neige qui semblaient ricaner.
Clmence tait plonge dans ses penses lorsque Robert sortit de la salle de bain.
- Euh, pardonnez moi, je suis un peu, comment dire, ennuy, mais je ne me souviens plus vraiment de tout ce qui sÕest pass hier et É
- Robert ! Vous mÕoffensez !
Les joues de Robert prirent soudain une couleur pourpre, il reprit, confus :
- Ah bien sr, mais o avais-je donc la tte ! Et donc, mes vtements sontÉ
- NaturellementÉ
Robert, devenu carlate, fit volte face, positionna le coussin sur son arrire-train et partit, piteux, la recherche de ses affaires.
Bon, Robert, cÕtait rgl. Clmence prit ensuite une petite cl sur le rebord de la chemine, traversa le couloir et ouvrit la porte de la chambre dÕami. Allonge sur le ventre, la bouche grande ouverte, Marguerite dormait, laissant chapper un bref chuintement chaque expiration.
- MargueriteÉ MargueriteÉMARGUERITE !
- Hein ? Quoi ? Comment ? Plait-il ?
- Comment vous sentez-vous, aujourdÕhui?
Le regard vaporeux, Marguerite avait lÕair totalement dsorbite. Elle bafouilla quelques mots inaudibles.
- Pardon ? Que dtes-vous ?
- Dormeur, oui dormeur, repritŠelle laborieusement
- Je ne comprends rien ce que vous dtes Marguerite, vous dlirez ma pauvre amieÉ
- Oui, cÕest Dormeur mon prfr, et vous ? Et elle se rendormit aussi sec.
Clmence, rassure, quitta la pice et referma la porte cl. Maintenant, elle pouvait se prparer contre-attaquer. Et elle nÕavait plus le choix il lui fallait employer les grands moyens ! DÕun pas sr, elle gravit les quelques marches qui menaient au grenier. Au fond dÕune caisse en bois et sous une pile livres poussireux, elle retrouva la veille bote en fer quÕelle cherchait. Soudain un flot de souvenirs la submergea. Elle ne lÕavait pas ouverte depuis des annes et sÕtait jure de ne plus jamais y toucher ; mais il fallait quÕelle le fasse, sa libert en dpendait et peut-tre mme sa vie.
Elle ouvrit donc la bote, en sortit une poigne de photos jaunies, quelques aiguilles de tailles diverses et une petite poupe en tissus.
- A nous deux Eliane !
Ce quÕelle redoutait le plus, se produisit.
Un bouffe de souvenirs lÕenvahit nouveau jusquÕau vertige.
La longue procession des caravanes comme chaque arrive dans un nouveau village.
Les trompes qui sÕinsinuaient hors des cages pour marauder les salades sur les tals des lgumiers. LÕodeur des fauves dont la paille nÕavait pas t change la veille en prvision de la halte. Les yeux ronds des enfants sur le bord des trottoirs protgs par une barrire de bras maternels. Le grsillement du porte-voix qui annonait lÕheure des reprsentations. Eliane et elle, soulevant lgrement le rideau de dentelles de la caravane pour reprer les lieux et surtout les marchands de bonbons. Et puis la mue du serpent, lÕgrainement des caravanes, le chapiteau qui au rythme des cris virils pniblement se redresse comme un norme chassier aprs une chute, les animaux qui enfin sÕapaisent et les histoires de Rosilia aprs le coucher du soleil.
Ah Rosilia ! 120 kilos de tendresse, de rire, de madras et de couleurs. Elle tait venue il y avait bien longtemps la reprsentation de 20 H et ne les avait plus quitt depuis. Comme elle maniait lÕaiguille comme pas deux, elle gagnait sa croute en reprisant les costumes et sa place en raccommodant les cĻurs. Un soir Eliane et elle, en peine de clins, lÕavaient surprise en train, sÕimaginaient elles, de rparer une poupe de chiffon. Rosilia leur expliqua que la poupe pour lÕoccasion sÕappelait Flismond, son mari fugueur et que lorsque le souvenir devenait trop douloureux elle se vengeait par une petite piqre bien place qui devait provoquer une belle panne dÕascenseur. Les deux fillettes imaginaient alors Flismond coinc entre deux tages et devant sÕchapper de la cabine par le toit.
Clmence sourit ce souvenir. Mais ne pas flchir. De la dtermination, que diable ! Eliane, ne mollit pas elle ! Elle a toujours t plus dure.
CÕest elle qui a eu lÕide dÕun numro de lanc de couteaux lorsque, adolescentes il leur fallu intgrer la troupe. Clmence aurait prfr dresser des caniches mais elle nÕa pas t entendue. Les caniches ne font plus recette, les gens veulent des motions, lui a t on jet ngligemment !
Eliane nÕa pas non plus vers une larme lorsque Rosilia sÕest teinte au soir dÕune mmorable reprsentation. Pour la premire fois ils avaient fait chapiteau comble. Il faut dire que lÕintgration au numro des CL (contraction de Calamity Lancers) de Pierrot , une personne de petite taille beau comme un dieu, faisait se dplacer la gent fminine plus que de coutume. Mais cÕest sous son oreiller que Clmence a retrouv la poupe de chiffon le soir o Rosilia les a quitts. Sa dernire visite avait donc t pour elle. Rosilia savait sonder les cĻurs, avait arm son bras et du paradis vaudou elle devait approuver ce que Clmence se prparait faire. Flismond Eliane, mme combat !
Mais il lui avait fallu attendre encore une anne supplmentaire, toute une anne lancer des couteaux son corps dfendant, toute une anne avant le drame qui lÕavait enfin pousse chapper lÕemprise dÕEliane.
Et quelle emprise! A la simple vocation de ce souvenir, le ventre de Clmence se nouait en une boule douloureuse - peur et colre. Bien sr, il y avait la frustration de devoir travailler sur ce stupide numro de lancer de couteaux, au lieu dÕapprivoiser les chiots de Laka, ces trois adorables pompons blancs quÕil avait finalement fallu abandonner la porte dÕun refuge de la SPA. Mais ce nÕtait pas le pire. Non le pire, cÕtait les persifflages et les ricanements dÕEliane pendant les rptitionsÉ ŅPlus haut. Non, vise plus gaucheÉ CÕest toi qui devras recoudre le mannequin si tu rates ton coupÉ Et voil! Mais cÕque tÕes nouille. On croirait jamais que tÕes ma cousine!Ó.
Et puis, il y avait eu la touche finale. DÕune cruaut calcule, savamment dissimule sous ces apparences de gentillesse quÕEliane prenait toujours soin de conserver en prsence de tiers. Le jour o Eliane avait demand Pierrot de leur servir de cible. Pour ajouter un peu de piment leur numro, avait-elle dit, pour mieux captiver lÕattention du public fminin que deux lanceuses de couteaux en tutus paillettes laissaient froid. Pierrot le nain. Pierrot lÕquilibriste. Pierrot le fouÉ Son ami Pierrot qui lÕentranait dans ses rves lunaires, dans la posie et la clart de perle de son rire, un des rares hommes de la troupe lui tmoigner de la sympathie, un fait dÕautant plus tonnant quÕil nÕtait pas en manque dÕattention fminine. Pierrot lunaire avec lequel Clmence partageait des moments dÕune complicit magique quÕelle avait pris grand soin de dissimuler sa cousine.
Pierrot beau comme un dieu.
JusquÕ ce soir tragique.
Il avait suffi dÕun couteau au manche mal quilibr, dont la trajectoire avait pris un cours imprvu.
Droit vers lÕoeil de Pierrot.
Clmence ne gardait plus quÕun souvenir confus des heures qui avaient suivi le drame. Elle se revoyait cache sous une couchette, et les minous qui lui chatouillaient le nez. Et puis, plus tard, alors que le cirque semblait sÕtre enfin assoupi, dans la caravane du directeur: la bote biscuits en fer blanc qui contenait la recette du jourÉ
Ce nÕest que trois jours plus tard, lÕaroport, quÕelle avait commenc reprendre ses esprits. Son maigre bagage empaquet dans un sac dos, quelques vtements de rechange saisis la vole dans le placard et, prcieux viatique, la poupe de Rosilia. Dans sa poche, un aller simple pour Pointe--PitreÉ
Le vol lui sembla interminable. Clmence ne connaissait personne. Qu'allait-elle faire en arrivant l-bas? Pointe--Pitre... quelle ide. Un coup de folie, une envie, le nom lui avait plu et maintenant voil, elle devait se dbrouiller seule.
Les premiers jours furent difficiles. Clmence logeait dans un meubl miteux situ en banlieue, elle ne voulait pas dilapider trop vite son maigre pcule. La solitude lui pesait. Heureusement, la poupe de Rosilia lui tenait compagnie. Parfois, elle avait l'impression d'entendre la voix de la douce compagne qui lui murmurait que tout allait bientt s'arranger. La jeune femme ne quittait plus le bout de chiffon, elle l'emportait partout.
C'est ainsi qu'un jeudi matin, en flnant au march afin de dnicher un petit boulot, elle crut entendre la poupe lui indiquer la direction d'une ruelle sombre. Tout au fond, une maison peinte en rouge avec un criteau: "Mlodie Bonaventure, rparatrice des coeurs".
Clmence hsita. Les boniments ne lui apporteraient rien. Elle s'apprtait rebrousser chemin lorsqu'elle entendit nouveau la voix qui lui disait "Entre! Entre ma fille!". Le trouble se lut sur son visage. Cette voix, pas de doute, c'tait bien celle de Rosilia. Mais Rosilia tait morte, ce n'tait pas possible!
En proie au tourment, Clmence pntra dans la boutique en agitant bruyamment un pais rideaux de perles bleues. Des senteurs de caf et de cannelle emplissaient la pice. Plus autre chose, une odeur cre et forte, un parfum qui lui fit tourner la tte...
Quelques heures plus tard, elle reprit connaissance avec la migraine et de lgres nauses. Elle ouvrit les yeux et vit en face d'elle le plus beau des visages qui existe. Sans savoir pourquoi, Clmence se sentit de suite en confiance avec cette jeune femme au teint bne et aux yeux rieurs. Elle lui sourit, lui demanda o elle se trouvait.
- Vous tes chez moi, rpondit Mlodie. Vous vous tes vanouie. Vous n'avez pas l'air d'aller trs fort.
- En effet... Je... je...
Clmence fondit en larmes dans les bras de cette inconnue et lui raconta toute son histoire. Eliane, le cirque, Pierrot, les caniches, le couteau, la fuite...
Se confier soulagea Clmence du poids qu'elle avait sur le coeur, il tait impossible Mlodie d'interrompre cette confession et elle se mit rire devant l'enthousiasme retrouv de son invite improvise.
Alors que la conversation allait bon train, Mlodie ressentit un attachement particulier pour ce petit bout de femme qui venait d'atterrir chez elle. Elle lui offrit le couvert et le gte pour la nuit. Le lendemain, elle renouvela son invitation. Quelque chose la poussait retenir la jeune femme chez elle.
De fil en aiguille, Clmence s'installa pour de bon chez Mlodie. Elle faisait le mnage, prparait les repas et, surtout, s'occupait d'accueillir les clients de sa nouvelle amie. Mlodie se dirait rparatrice des coeurs. Elle tirait aussi les cartes et prparait toutes sortes de potions aux odeurs tranges qui avaient le pouvoir de ramener l'tre cher mais aussi de raliser d'autres souhaits que Mlodie gardait secrets.
Les mois passant, Mlodie initia Clmence quelques tours de sa magie des mes. Sa protge savait y faire, elle faisait une associe parfaite. Il tait temps de lui prsenter le rituel des ombres...
Mlodie disposait d'un don que quelques rares magiciennes possdent encore. Celui de donner la vie des tres de papier. De faire battre le coeur des chimres et des personnages imaginaires tels qu'on en trouve dans les livres d'histoires pour enfants. Cela excita beaucoup Clmence, dont l'envie de voir bouger les hros qui avaient berc son enfance tait plus forte que la crainte de se livrer une magie interdite.
Par une nuit de lune rousse, Mlodie saisit un pais volume reli de cuir dans la bibliothque. Elle demanda Clmence de lui parler de son histoire prfre. Blanche-Neige et les sept nains... Mlodie sourit. Elle aussi aimait ce conte. Surtout lorsque le prince embrassait Blanche-Neige.
Mlodie pronona quelques formules rituelles qu'elle fit rpter Clmence. Elle lui demanda ensuite d'enduire chaque personnage dessin sur la page d'un onguent spcial qu'elle avait fabriqu le jour mme, tout en prononant quelques mots mystrieux. La jeune fille s'excuta et magie, les hros de l'histoire prirent vie et forme sous ses yeux! Clmence riait et applaudissait, elle les regardait danser sur les pages du recueil, ses yeux brillaient de bonheur.
Soudain, son attention fut porte vers la fentre. A travers le rideau, elle distingua une ombre. Une forme familire. Ce n'tait pas possible! Comment aurait-elle pu savoir qu'elle taitŠici?
Terrifie, Clmence se mit trembler et sans y prendre garde, laissa tomber le livre ses pieds. Mlodie poussa un cri. Trop tard. Les petits personnages avaient disparu, les pages taient devenues vierges de toute illustration, l'exception de Blanche-Neige souriante qui se livrait une ronde dansante sans qu'aucun nain ne l'accompagne plus...
Quelques passes des mains de Mlodie firent sÕvanouir lÕimage de Blanche-Neige aux yeux de Clmence qui reprit aussitt ses esprits et, sÕexcusant par quelques mots inintelligibles, sortit prcipitamment. La ruelle, rendue plus sombre encore par la faible lueur de la lune rousse, nÕtait claire que de rares halos de lumire filtrant ici et l des moustiquaires des volets claire-voie.
Il lui fallut se rendre lÕvidence, seules deux hypothses tenaient : son imagination lui avait encore jou un tour, ou bien cÕest Eliane quÕelle avait aperue. Dans le deuxime cas, cette prsence ne pouvait pas tre le fruit du hasard !
LÕesprit en confusion, Clmence retourna dans la boutique et raconta ses craintes la jolie Mlodie, toujours prte lÕcouter et la conseiller.
Celle-ci la calma de quelques mots et lui proposa dÕapprofondir sans tarder ses connaissances en matire de magie hypnotique et de communication extrasensorielle. Il fut dcid pour le lendemain mme une sance dÕinitiation sur les pentes de la Soufrire, le volcan bien nomm.
- En attendant, Clmence, conseilla Mlodie, avale donc ceci et file dormir. Tu verras, le sommeil ne tardera pas !
En effet, le ti-punch fit son effet sans coup frir et la jeune femme sÕveillait six heures plus tard aux cris stridents des kikiwis perchs sur lÕenseigne de la Ē rparatrice des cĻurs Č.
- Nous allons passer au march, Clmence, jÕai quelques ingrdients acheter. Viens. Ensuite nous irons directement Capesterre pour y retrouver mes amis.
Prs du port, le march crole talait ses mille couleurs et ses senteurs trangement mles de vanille, de mangue et de poisson boucanÉ
Les doudous bien en chair haranguaient le chaland de leurs tonitruants Ē Alors chi ? Egarde ce beau gingembe ! Avec a, plus de poblme au lit ! Tu en veux combien de kilos ? Č.
Le touriste au sourire gn regardait ailleurs tandis que sa compagne riait pleines dents.
Mlodie finissait ses emplettes chez une marchande entoure de plusieurs dizaines de sacs de madras emplis de poudres aux couleurs vives et aux noms suggestifs. Elle fit signe de loin Clmence qui retrouvait en chaque doudou lÕimage Š et la voix Š de sa chre Rosilia.
Les deux femmes montrent dans un vieil autobus jaune, rafistol et bruyant, qui leur fit dÕabord traverser le pont de la Gabarre qui surplombe la Ē Rivire sale Č avant de poursuivre sa route sur Basse-Terre en direction de leur point de rendez-vous. Un trajet dÕune demi-heure sur une belle route ctire au pied des premires pentes du volcan qui culmine prs de 1500 mtres et dont le sommet est souvent invisible, accroch en permanence par les nuages.
Ė Capesterre, un couple de croles les attendait lÕarrt du bus. Mlodie prsenta brivement Clmence Lydia et Julien, celui-ci conviant bientt les deux amies monter dans la vieille Toyota souffreteuse qui dmarra pniblement et amora sa monte vers les Chutes du Carbet, lÕchappement crachant un nuage bleu nausabond.
Une fois le vhicule gar en sous-bois prs dÕune cascade, le petit groupe sÕenfona dans un layon peine marqu. Aussitt la lumire du jour sÕestompa, affaiblie par la canope, milieu grouillant de vie, parfois 40 mtres du sol. Clmence se sentit trs vite oppresse. Des feuillages pineux interrompaient souvent la progression, Julien en tte les cisaillant grands coups de machette. La sueur, naissant chaque pore de sa peau et la racine de chaque cheveu de Clmence lui dgoulinait dans le dos. LÕair tait moite. La respiration devenait difficile sur ce terrain qui montait de plus en plus. La petite troupe respectait un silence total, seuls les sifflements des oiseaux-gendarmes et les coassements aciduls de grenouilles invisibles ponctuaient la marche.
Aprs plus dÕune heure harassante, un son continu commena se faire entendre vers lÕavant, plus fort mesure de la progression.
Julien fit un signe. La fort sÕclaircit et le groupe se trouva lÕair libre. Devant eux se prsentait, majestueuse, la chute dÕeau la plus impressionnante que Clmence ait eu le loisir de contempler : un dnivel de 110 mtres en une seule coule dÕenviron 20 mtres de large. Les rochers roux au pied de la falaise formaient une sorte de bassin naturel peu profond qui donnait envie de sÕy rafrachir. CÕest ce que firent les quatre compagnons avec soulagement. Un subtil parfum de soufre flottait dans lÕair tide, exhal par les failles de la paroi verticale aux tches jauntres.
Julien prit la parole :
- Mes amis, asseyons-nous sur ces pierres, formons le carr. Voil, nous sommes ici pour Clmence. Mlodie nous a parl de toi, Clmence. Longuement. Nous pensons que tu dois maintenant matriser une nouvelle facette de notre art.
Clmence tait tout oue et nÕaurait interrompu Julien pour rien au monde.
- Tu sais dj bien utiliser les cartes divinatoires. Tu parviens sans peine soulager les souffrances des tres spars. Tu as vu hier soir comment Mlodie semblait donner vie aux images.
Mais avant que nous allions plus loin, il faut que tu comprennes que cette dernire facult relve avant tout de lÕhypnose persuasive. Comprends-tu ? Les formules magiques, lÕonguent ne sont que des artifices. Seule agit la force dÕun esprit sur un autre. Cette force a dclench en toi la conviction de voir Blanche-Neige et ses amis prendre vie. LÕeffet de cette hypnose est persistante et la personne vise conserve la certitude que ce quÕelle a vu sÕest rellement pass.
On peut aller bien plus loin dans ce domaine. En ce qui te concerne, il faut que tu apprennes maintenant utiliser ces connaissances et ces pouvoirs pour TE dfendre ! Car tu es poursuivie par un pass qui veut te rattraper. Le seul moyen dÕy parvenir est de matriser lÕesprit de ton ennemi. De lui imposer ta volont. Mais pour cela il te faut dvelopper ton potentiel de communication extra-sensorielle. Nous allons commencer par quelques tests si tu es prte.
Alors, pendant plus de quatre heures le petit groupe sÕadonna une sance trs particulire quÕun spectateur extrieur aurait prise pour une runion de fous chapps de Sainte-Anne. Au dbut quelques phrases sÕchangrent, puis des mots, puis une ou deux syllabes. Aprs une demi-heure, plus un son ne sortait de la bouche des quatre conjurs. Parfois lÕun clatait de rire sans raison apparente tandis que dÕautres faisaient des mimiques qui relevaient plus du grand guignol que du langage des signes chez les sourds-muets.
Clmence acquit ce jour-l une parfaite matrise de la tlpathieÉ
Eliane, de son ct nÕavait pas mal vcu ces derniers mois et Clmence aurait t fort surprise et modrment satisfaite dÕapprendre que cÕtait en grande partie grce elle.
Tout dÕabord, au cirque, Pierrot, Rosalia et Clmence partis ou hors de course, elle tait devenue la vedette. Les caniches chers sa cousine taient les nouvelles cibles vivantes de son nouveau numro encore plus audacieux. Ils plaisaient beaucoup, tout comme plaisait beaucoup lÕangoisse de les voir risquer leur vie face aux habiles couteaux de lancer. LÕhomme est un loup pour le chien.
Mais le plus gros avait t fait par Clmence elle-mme qui avait si longtemps emmen partout, clin et cajol cette poupe de chiffon qui reprsentait Eliane. Elle ne semblait pas avoir song que, si lÕon peut nuire quelquÕun en maltraitant son effigie, on peut tout autant lui apporter beaucoup en cajolant son image. Bien malgr elle, elle avait ainsi, par ses caresses et ses attentions enrichi, renforc et rendue plus belle et plus puissante son ennemie de toujours.
CÕest cet influx bnfique et dlicieux qui avait guid Eliane jusquÕ son refuge et, au moment o Clmence, enfin suffisamment forte et confiante, quitta Mlodie et ses amis munie de son nouveau pouvoir, son ombre noire la suivit encore, enrichie elle aussi, et tout autant, par la sance vaudou. Seule diffrence : leur sphre de pouvoir. Si Clmence avait acquis la tlpathie, Eliane elle, matrisait maintenant la tlkinsie.
Elle sÕamusait beaucoup de cette facilit inespre et nÕhsitait pas multiplier les facties les plus drles, se livrant une multitude de blagues plutt amusantes qui soulignaient dÕun trait dÕhumour le morne quotidien de ceux qui venaient croiser son chemin. Cependant, elle nÕutilisa jamais ce don des fins vraiment mauvaises, car, contrairement ce que sa cousine avait russi faire croire certains, ce nÕtait pas elle qui, des deux, tait la plus mchante. Eliane ne faisait jamais le mal sans ncessit. Tandis que, sous ses faux airs de Ēpauvre petite fille sans dfenseČ, Clmence, elle, tait capable du pire sans mme avoir quoi que ce soit y gagner.
Mais cette fois, tout de mme, Eliane sÕtait bien amuse rameuter sur la pelouse de sa cousine, voire sur son paillasson, cette horde de nains en pltre rivalisant de grossiret dans les traits et dans les couleurs. Elle tait sre, ce faisant, dÕhorripiler au plus haut point une Clmence qui tenait tant la distinction et la sret de son got. Elle allait srement considrer que son honneur tait perdu vis--vis de tout le voisinage.
La raction de ladite Clmence avait toutefois quelque peu dpass ses esprances. Comme elle tait devenue nerveuse! Un ou deux nains avaient t dtruits et pour un peu, on se serait attendu la voir surgir sa porte, lÕĻil hagard, le fusil la main. CÕtait peut-tre un peu beaucoup pour une innocente plaisanterie. Eliane faillit hsiter. Peut-tre pas une si bonne ide, aprs tout, que cette tentative de retrouvailles et de rconciliationÉ
Allez, cela avait assez dur. Il tait temps de se montrer et de calmer la cousine.
Avec un sourire amus Eliane renvoya chez eux les nains rescaps et, sans tergiverser davantage, sÕapprocha dÕun pas net et sonna la porte.
Clmence ouvrit presque aussitt et resta un assez long moment statufie, la bouche ouverte, face la concrtisation brutale de ses pires cauchemars.
Un peu gne et voulant lÕaider se remettre de sa surprise, tout autant que mettre un terme ce moment pnible, Eliane entra dans la maison, adressa un salut assez gai lÕhomme et la femme qui apparaissaient des portes du couloir et embrassa gentiment sur les deux joues une cousine au bord de lÕapoplexie.
Il y eut tout de mme encore un bon moment de parfait silence et dÕimmobilit pour Clmence qui ne se remettait pas.
Heureusement, le tlphone sonna, la tirant de son hbtude. DÕun pas mcanique, elle se dirigea vers le combin et dcrocha.
- Je sais ce que vous avez fait, lui assura, comme les autres fois, une voix chuintante.
Et je sais qui est dans la cave.